- DING YANYONG
- DING YANYONGLes peintres chinois contemporains se trouvent dans une situation délicate. Certains, séduits par les techniques de la peinture à l’huile, ont trop bien réussi: leur succès les a placés définitivement dans l’orbite des écoles de Paris, de Londres ou de New York, et, si estimable que puisse être leur contribution artistique, elle ne relève plus de l’univers chinois. D’autres s’accrochent à la tradition chinoise, ignorant délibérément le défi du monde extérieur: ils peignent aussi bien que l’on peut espérer peindre quand on a choisi de fermer les yeux devant les réalités de son temps. Un grand nombre d’entre eux croient pouvoir éluder le dilemme en cultivant parallèlement peinture traditionnelle et peinture occidentale, mais ils en arrivent ainsi à un dédoublement de personnalité quasi schizophrénique. Parmi ces artistes également versés dans les deux disciplines, Ding Yanyong fait figure d’exception, présentant ce rare mérite d’avoir su animer sa double démarche d’une même impulsion spirituelle, d’un même rythme formel.Peinture occidentale, peinture traditionnelleDing est né en 1904 au Guangdong, province périphérique qui a traditionnellement joui d’une plus grande autonomie, d’une plus large ouverture sur le monde extérieur, et fut donc un berceau de révolutionnaires et de non-conformistes. Comme beaucoup d’autres intellectuels de sa génération, c’est par l’intermédiaire du Japon qu’il découvrit l’Occident: il étudia la technique de la peinture à l’huile à l’académie de T 拏ky 拏. Après un séjour de sept ans au Japon, il rentre en Chine en 1927. Jusqu’à la guerre, il enseigne la peinture dans les académies de Shanghai et de Canton. Il passe toute la durée de la guerre à Chongqing. Pour Ding, comme pour beaucoup d’artistes et d’écrivains habitués à la vie moderne et cosmopolite des grandes villes de la côte, cette soudaine immersion dans l’intérieur du pays, ce contact avec le vieux terroir provincial de la Chine marquèrent un tournant décisif. À la fascination de l’Occident succède alors pour les intellectuels une volonté patriotique d’affirmation de leur identité chinoise. Pour les peintres, cette évolution est encore plus manifeste que pour les écrivains, et cela pour des raisons bien concrètes: il n’est pas question de se procurer brosses, toiles et couleurs à l’huile au fond du Sichuan; les artistes n’ont plus à leur disposition que ces instruments traditionnels de la peinture chinoise (pinceau calligraphique, encre, papier) desquels ils s’étaient jadis détournés, mais qui, dans le contexte de la guerre de résistance, leur paraissent désormais auréolés du prestige de la culture nationale. C’est en autodidacte que Ding s’initie alors à la peinture chinoise, par la pratique et la copie des anciens. Il n’abandonna plus jamais cette discipline, même après la victoire, quand il reprit parallèlement la pratique de la peinture à l’huile. Après la victoire, il s’installe à Canton où il devient directeur de l’école provinciale des beaux-arts. En 1949, il gagne Hong Kong et participe, en 1957, à la fondation du département des Beaux-Arts du New Asia College qui s’intégrera en 1963 à la nouvelle université chinoise de Hong Kong. Il y enseigne jusqu’en juillet 1978 et meurt le 23 décembre de la même année.Une voie moyenneEn peinture à l’huile, Ding a suivi une voie moyenne, à égale distance, d’une part, du Xu Beihong (alias Jupéon) et de Wu Zuoren (alias Ou Sogène) qui, ignorant tout de l’évolution de la peinture moderne occidentale, n’ont pas su dépasser les leçons d’un académisme en décomposition hérité du XIXe siècle, et, d’autre part, de la jeune école de peinture de Taiwan et de Hong Kong qui, mieux informée que lui peut-être des derniers développements op et pop à l’étranger, s’est détachée de ses assises chinoises. Il a pris pour point de départ la peinture de Matisse, dont les inflexions souples et elliptiques sont par elles-mêmes proches de l’esthétique chinoise, et il a renchéri encore sur l’aspect calligraphique de cet art, travaillant avec une matière très mince, quelquefois même monochrome, et accordant au pinceau cette fonction et cette autorité suprême que seul un artiste chinois pouvait concevoir. La peinture à l’huile de Ding nous fait entrevoir la possibilité d’une nouvelle définition du terme «peinture chinoise», qui ne se référerait plus alors à un critère étroitement technique, mais embrasserait toute œuvre exécutée par un peintre chinois, quel que soit le médium choisi. C’est en effet l’esthétique et même le langage formel de la discipline chinoise traditionnelle qui en sont arrivés à sous-tendre la totalité de son activité artistique.Dans cette technique traditionnelle, Ding dispose d’une virtuosité avec laquelle peu d’artistes chinois pourraient rivaliser; il use exclusivement du gros pinceau à poils doux, un instrument hypersensible et difficile à contrôler, que la majorité des peintres actuels n’ose plus guère utiliser, et qu’il emploie à main levée et «pointe centrée», la méthode la plus exigeante qui soit. Non pourtant que sa peinture ne soit exempte de certaines faiblesses: emporté par sa facilité, par un excès d’assurance – il pourrait presque peindre d’instinct, les yeux bandés! – et victime surtout de ces obligations de courtoisie qui sont la plaie commune des peintres chinois ayant acquis la notoriété et astreignent l’artiste à produire à tout moment au pied levé pour ne pas décevoir l’attente d’innombrables amis, connaissances et visiteurs divers, il est tenté parfois de s’en remettre à un vocabulaire stéréotypé, à des archétypes de composition et à des tours de main quasi mécaniques, ce qui entraîne une production abondante et superficielle où le pinceau, toujours infaillible pourtant, manque quelquefois de concentration et n’est plus suffisamment guidée par la nécessité intérieure. Mais ce dangereux penchant à la virtuosité est largement compensé et racheté par la générosité d’un dynamisme créateur en perpétuelle éruption. Son égocentrisme, qui paraît parfois confiner à la mégalomanie, présente en fait une naïveté roublarde qui n’est pas sans rappeler la verve agressive et malicieuse des maîtres du Chan. Ses audaces formelles pourraient trouver un écho dans certaines audaces japonaises: on pense en particulier à Tomioka Tessai; mais, s’il fallait comparer Ding et Tessai (et une peinture comme son savoureux Zhong Kui suggère tout naturellement le rapprochement), c’est à l’avantage de Ding que tournerait finalement la comparaison (ce qui n’est pas peu dire, si l’on songe que Tessai reste pour les Japonais un de leurs plus grands peintres modernes), car, à vitalité égale, la peinture de Ding, même au plus débridé de son improvisation, reste toujours soutenue par une rigoureuse discipline du pinceau, tandis que cette ossature technique fait cruellement défaut chez le maître japonais.Il faut évoquer, enfin, la gravure de sceaux. Dans ce domaine, Ding ne saurait certes prétendre au métier d’un Wu Changshi ou d’un Qi Baishi (il n’a du reste abordé cet art que vers la fin de sa vie), mais, maniant le burin de la façon la plus hétérodoxe et laissant de côté toutes les règles coutumières de cet art particulier mais fascinant, il est devenu à même d’y projeter directement toute son expérience de peintre. Chez Wu et Qi, la gravure de sceaux commandait dans une certaine mesure la peinture; chez Ding, c’est le phénomène inverse qui joue, et il en résulte un style de gravure d’une singulière originalité. Dans certains de ses sceaux – en particulier les sceaux à motifs animaliers, inspirés de l’antique style des inscriptions divinatoires (sa source favorite d’inspiration, car elle tolère une plus grande marge de liberté que l’orthodoxe graphie sigillaire) –, le minuscule carré de pierre devient véritablement le lieu de rencontre et la synthèse de toutes ses expériences plastiques.
Encyclopédie Universelle. 2012.